THE HEADLESS MAN / Thibault Balahy
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Ruiner
Parce que dessiner n'est pas que construire et que le dessin peut aussi naître de la destruction. De même que l'on peut figurer par le plein mais aussi par le vide, il y a deux approches du dessin : une positive (ajouter des signes à la page) et l'autre négative (retrancher, effacer, altérer jusqu'à détruire ce qu'il y a sur la page ou s'en prendre à la page elle-même - en perçant, trouant).
Le "rayé des listes" de Paul Klee nous montre une tête morcelée et barée d'une grande croix. Klee peint ce tableau alors que le régime nazi l'oppresse et qu'il apprend qu'il est atteint d'une grave maladie. Cet acte fort de barrer une tête (la sienne) d'une croix se répercute jusque dans le choix des couleurs ternes et salies. Que veut donc dire que de porter atteinte à sa propre production? Jusqu'à parfois la menacer de disparaître?
Ce sont le cubisme et le Dadaïsme qui ont initié cette idée d'une destruction, d'une déstructuration, d'un éclatement dans le processus de création au XXème siècle. Réponse au chaos du premier conflit mondial, à l'absurdité du monde moderne et à sa métamorphose rapide liée à la technologie ou encore au refus d'entretenir l'illusion d'un ordre et d'une harmonie quelconque. Dada voulait la mort de l'art, la mort du beau pour dire sa révolte.
Y a-t-il moins de raisons aujourd'hui de remettre en question l'illusion d'un équilibre et d'un sentiment de totalité? Non, bien au contraire. D'où un goût souvent présent dans la modernité pour le fragment, l'inachevé, le monstrueux.
Les dessins d'Antonin Artaud profanent, salissent le blanc du papier. Ses blessures intérieures, il les crachent, les projettent sur la surface du papier.Le support doit souffrir comme l'être, après tout.
Chez Giacometti ce sont des biffures croisées et entrecroisées qui palpent les contours d'une présence (ou d'une absence) comme pourrait le faire un aveugle, à tâton dans le noir. On n'est sûr de rien, on n'est sûr que de son incertitude. On fait avec. On met en oeuvres ses doutes, jusqu'à faire de l'échec une oeuvre.
Vous retrouvez ça chez Kafka ou Beckett en littérature. Oui, on peut exprimer jusqu'à l'impossibilité de s'exprimer, communiquer sur le fait qu'on ne peut pas communiquer. La tentative comme résultat, l'inachevé comme fin.
Pour en finir avec le chef d'oeuvre et la maîtrise. La modernité tourne le dos à l'anthropocentrisme arrogant des lumières et affronte sa part d'ombre. On peut donc faire oeuvre du désoeuvre. Le romantisme avait commencé à figurer la ruine, d'abord de façon assez classique et symbolique (monuments en ruines, cimetières chez Victor Hugo, Friedrich) puis c'est la ruine elle même qui s'est imposée comme une façon de faire (ou pour être plus précis, de défaire).
Faire et défaire, construire et détruire. Que ce soit à partir de son propre dessin ou d'une matière première détournée (affiches, magazines, photographies...), on peut créer en détruisant, en ruinant, en fragmentant.
Il est formateur pour tout dessinateur d'expérimenter de temps en temps d'autre logique et de ne pas rentrer dans la pratique du dessin comme dans une évidence, un "ça-va-de-soi". A priori, on apprend à construire plutôt qu'à détruire.
Mais on apprend beaucoup en détruisant, comme les enfants qui cassent leurs jouets pour en comprendre la face cachée. C'est là l'apport des cut up de W. Burroughs, trouver de la poésie jusque dans une coupure de presse, un discours politique. (Cette technique consiste à sectionner un texte au ciseau et à le redistribuer dans un ordre aléatoire).
Que ce soit détruire pour reconstruire autre chose, pour détourner, pour révéler un autre aspect. Ou pour la force du geste (car le "comment c'est fait" importe autant que le pour quoi c'est fait) : brûler, déchirer, délaver, saturer, recouvrir, noircir, etc. Car la sémantique (ou sens) liée à l'acte est parfois plus forte que la simple chose imagée. Par exemple dessiner un visage directement avec du feu (tison, briquet) plutôt que dessiner des flammes sur un visage.
Il faudrait maintenant préciser sur quoi peut se porter cette destruction.
On peut "ruiner" son support : dessiner jusqu'à marquer, voire trouer la page. On pense aux coup de lames de Fontana sur ses toiles ou aux peintures de feu de Klein.
On peut aussi "ruiner" ses outils : dessiner à en casser sa plume, écraser ses pinceaux, casser la mine du crayon ou de la craie.
On peut aussi ruiner la représentation par l'altération, la disparition, la défiguration, l'effacement. On peut faire ça à posteriori, sur une base dessinée classique. On peut ruiner également son dessin à la base, en choisissant des moyens ou supports inappropriés, fragiles, éphémères.
Ruiner, hélas, a aussi été la motivation des fascismes et de leur volonté de tabula rasa : détruire le passé, la mémoire, pour reconstruire un monde neuf. On a vu tout le mal qui en a découlé (destructions humaines, destructions d'oeuvres, autodafés...) et qui a fait dire aux Nazis de tels ou tels artistes qu'ils étaient "dégénérés". L'histoire a montré qui l'étaient le plus.
Et pour finir, mais là on ne peut pas vraiment simuler (et on ne recherche pas forcément cet état), on ruine car on est soi-même ruiné, de l'intérieur. On est en divorce avec la réalité et on ne peut plus représenter autre chose qu'un chaos (qui fait écho au dedans). C'est ce qui peut se passer après le traumatisme de la guerre, mais aussi de la vie. C'est ceux que l'on nomme maldroitement des artistes écorchés.
Mais cet acte apparemment négatif, détruire, comporte aussi une part positive et un sens profond. Démasquer, dévoiler, révéler une autre réalité. Dans les Upanishads, la réalité est souvent définie comme une chose voilée, et l'acte héroïque est de "déchirer, détruire, le voile de l'ignorance" qui nous masque la vérité du monde et de nous-mêmes.
Cela renvoie aussi à cette antique lutte entre iconodoules et iconoclastes, les uns défendant et adorant les images et les autres les condamnant et les détruisant (on voit la différence entre deux conceptions opposées mais peut-être aussi complémentaires, qu'on retrouve dans l'Islam et le Judaïsme d'une part et dans le Catholicisme ou encore le Bouddhisme Tibétain de l'autre).
Détruire questionne notre rapport à l'image et au monde, et bien sûr à nous mêmes. C'est une voie qui n'est pas à négliger. C'est l'autre possible de la création.
Je suis dans une forêt, il fait nuit. Des jeunes gens en rebellion. Il y a du bruit. Et aussi du silence.
Nous sommes à l'approche de la centième page de "Falaises".
Dessiner la lettre
Ecrire et dessiner sont identiques en leur fond ». Paul Klee
Abordons là un chapitre important qui revient sur la similitude du geste écrire/dessiner.
Dessiner c'est écrire, écrire c'est dessiner. Ce qui est flagrant dans les travaux de Twombly, Basquiat, Klee, la calligraphie Asiatique et Orientale, les calligrammes d'Appolinaire, Ben Vautier...
Cela étant posé, une grande part du dessin est d'apprendre à écrire. D'abord pour se trouver un ton, une "écriture", un style.
Faire des phrases complètes avec sujet, verbe et compléments. Trouver un rythme. Une façon d'attaquer la page, un certain degré d'inclinaison de la main, une façon de tenir l'outil... Détails qui relient la pratique de l'écrivain et du dessinateur (si on met de côté les nouveaux rapports au travail apporté par l'informatique).
Puis, plus concrètement, c'est de dessiner des lettres. En tous cas c'est un exercice majeur chez les illustrateurs et les auteurs de bd (on comprend bien pourquoi). Mais plus généralement, tout dessinateur a le souci de trouver une qualité graphique à la moindre trace écrite qui pourrait surgir et se frotter à ses images, s' y jouxter. Cela va de l'annotation, de la figuration d'un mot (pour une raison ou une autre, du titre, jusqu'à la signature. Il faut rouver une harmonie, une cohérence entre ces deux façons de déposer une information sur le support. Ainsi le mot devient également image.
Sinon, un mauvais dessin de lettres pourrait gacher un beau dessin.
Il faut donc que l'apprenti dessinateur fasse ses "lignes", comme l'écolier et qu'il trouve une écriture qui lui convienne, comme le ferait un typographe pour habiller un texte, un message.
Il faut expérimenter différents outils et fouiller les possibles autour de l'expressivité de l'écrit : neutre, tordu, maladroit, rapide, élégant...
Ensuite, en fonction des besoins, nous pourrons exploiter tel ou tel effet pour accompagner, souligner ce que dit l'image ou encore (dans une volonté de recherche de contraste), nous pourrons aussi faire l'inverse : faire se contredire l'un et l'autre (pour montrer un paradoxe, par effet humoristique...).
Une solution peut être d'écrire avec le même outil qui nous sert au dessin, mais on peut aussi séparer ces deux registres par un outil dédié à l'un puis un outil différent à l'autre.
Il faut aller jusqu'à considérer qu'un simple mot écrit sur une feuille est un dessin. A les mêmes qualités qu'un dessin. Vitesse d'éxécution, lenteur, tremblement, assurance, nervosité, nonchalance.
Le dessin commence là : dans le tracé des signes alphabétiques.
un lien utile pour creuser la question :
"L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art." Robert Filiou
Décloisonner
Tout artiste devrait viser un point qui dépasse son domaine spécifique, sortir de sa spécialité et toucher cette nappe phréatique commune qui est celle d'un être humain qui se questionne et qui s'exprime. Point final ou de départ.
Autrement dit, au bout d'une longue maturation, il n'est plus question véritablement de dessin. Déjà parce qu'il devient une seconde nature et cesse d'être une simple question de recettes et de formes ensuite parce qu'il devient autre chose.
Quelle est cette "autre chose"?
A un certain niveau le geste du dessinateur est le même que celui du poète, du musicien, du philosophe, du peintre, de l'acteur, de l'écrivain, du danseur (et réciproquement). C'est cette dimension qu'il faut tenter de pénétrer. Là où la ligne devient musique, chant, poème. On pense aux vers de Rimbaud "L'alchimie du verbe".
Il faut décloisonner, briser les catégories, les murs mentaux du nom et de la forme. C'est dans cet aspect universel et intemporel que l'art puise sa saveur. De la même manière que dans les domaines des arts martiaux il existe des pratiques externes qui conduisent peu à peu à des pratiques internes, plus subtiles. C'est le couronnement d'années de pratiques et d'expériences digérées, sublimées qui aboutissent à cet état de grâce où un art particulier cesse d'être ce qui le définit pour s'ouvrir à autre chose, et même à tout le reste. A la vie.
La vie, état d'être et programme annoncé par des artistes comme Duchamp ou Beuys (l'art c'est la vie, la vie c'est l'art), même si l'art contemporain a galvaudé bien souvent cette définition, devient l'idéal à atteindre. La vie devrait être plus importante que l'art et c'est à l'art de le dire. L'art devrait s'effacer devant la vie pour que la vie devienne art. S'il y a art c'est parce que nous ne savons pas vivre, pas voir, pas entendre, pas connaître.
En place de quoi c'est trop souvent "l'art c'est le marché, le marché c'est l'art" qui devient la règle. La vie, là, n'a plus sa place.
Un des moyens pour y arriver serait la modestie et la désidentification de l'artiste lui-même qui se définit parfois trop par rapport à une pratique spécifique. Bref, il faut rendre l'art vivant, ce qui ne va pas de soi. L'art n'étant que le révélateur de celui qui le pratique et de la société dans laquelle il vit. Il faut avoir du feu pour pouvoir le transmettre. Et l'art institutionnel ne réchauffe que les institutions.
L'artiste doit sortir de chez lui, renoncer même à l'art, comme Dubuffet nous y invitait (dans ces nombreux écrits dont "Asphyxiante culture" et "L'homme du commun à l'ouvrage")). Les spécialistes de la spécialité n'étant pas forcément les mieux armer pour nous désarmer, nous toucher et nous parler.
Ce qu'exprimait d'ailleurs les Frères Bourroulec (designer) dans un entretien en disant qu'il faudrait éviter de laisser concevoir des voitures par exemple seulement à des designers spécialisés mais aussi à d'autres qui auraient d'autres approches. Histoire de casser des routines, sortir de recettes rodées. Ne pas être préparé est parfois la meilleure préparation. Ne pas savoir est la base d'une véritable connaissance. L'excès de confiance, l'orgueil, la virtuosité peuvent être des leurres pour soi-même et pour les autres.
Bien sûr, il est difficile d'avancer ainsi sans béquilles mais c'est le meilleur moyen d'apprendre à marcher seul et de connaître ses propres limites. Limites étonnamment repoussables.
Un petit portrait d'Erwann Surcouf réalisé en 3 minutes lors du festiblog 2012.
J'en profite pour vous dire que je serai en dédicace le 23 et 24 mars (ce week end) à Lormont, près de Bordeaux. Je présenterai le dernier petit de Café creed, Art monstre. Je ferai également un concert de dessin samedi soir en compagnie de Jérome d'Aviau, Kokor et Edith Riff. A bientôt.